Film français de Philippe Garrel (2013), avec Louis Garrel, Anna Mouglalis, Esther Garrel et Rebecca Convenant.
Disponible en DVD (éditeur : SBS Productions).
Au cœur de l’œuvre et de l’écran, un couple : Louis et Claudia. Deux comédiens fragilisés par l’incertitude du lendemain, par les enfants (fille conçue d’une autre union, sœur cadette), et surtout par le doute, la crainte d’être abandonné. Claudia appelle Louis, le tire à elle désespérément, avant que la situation ne se renverse : c’est elle qui hésitera à prendre la fuite, timidement, puis fera s’abattre le couperet de la rupture avec une froide violence. De ce basculement naît l’intrigue de La Jalousie : un drame sentimental en deux parties, de durée équivalente (presque à la minute près), tout juste orné de présences plus ou moins éphémères, masculines ou féminines.
Plusieurs choix radicaux de mise en scène ont présidé, de toute évidence, à la conception du film. En premier lieu, l’abandon de la couleur. Bon nombre de films, depuis vingt ans, expriment le même choix : celui d’un noir et blanc simple, d’une grande netteté, qui permet assurément des plans assez remarquables. On peut penser, pour citer un film d’un tout autre ordre, au Dead Man de Jim Jarmush ; ou, plus récemment, au film de Samuel Benchetrit, J’ai toujours rêvé d’être un gangster (dans la distribution duquel on retrouve Anna Mouglalis, tête d’affiche de La Jalousie). Que doit-on entendre par ce retour aux contrastes des anciennes pellicules ? La nostalgie d’un cinéma révolu, le regret de ne pas en avoir exploité toutes les possibilités, ou tout simplement le désir d’adhérer avec davantage de justesse à un thème, une parole choisis ?
La Jalousie semble répondre à cette question par le souhait de l’épure : le récit, fouillé et creusé jusqu’au décharnement, paraît appeler de lui-même la sobriété de rues, d’escaliers, d’appartements déjà nus, mais encore plus évidés par la magie d’un noir et blanc qui se refuse à tout déchet. Esthétiquement, la qualité du résultat est difficilement contestable : de la première à la dernière image (une extinction, au sens propre comme au sens figuré), notre regard suit, de manière linéaire et, aussi paradoxal que cela soit, presque abstraite, le parcours de ces deux êtres en lutte et en survie l’un par rapport à l’autre. Aucune complaisance, même infime, ne vient infléchir cette ambition, et le propos reste plein de la force que le réalisateur a voulu y mettre.
Reste à s’interroger quant à la parole : par quels mots (puisque Garrel n’a pas fait le choix du muet), les sentiments souterrains de Louis et de Claudia, ceux des autres personnages également, font-ils entendre leur voix lointaine ? On s’appuiera sur deux éléments sonores généralement indispensables au cinéma parlant : les dialogues et la musique. Les bruits, eux, demeurent périphériques dans La Jalousie : du moins, je n’ai pas vu en eux les vecteurs des différents mouvements intérieurs que le film s’attache à retranscrire.
Contrairement à Michael Haneke (par exemple dans un film comme Le Ruban blanc), Philippe Garrel ne refuse pas la musique, et sa pellicule est accompagnée, sans la discrétion, toutefois, à laquelle on pouvait s’attendre, par une bande originale signée Jean-Louis Aubert. Rien de chanté, juste des mélodies (avant le générique de fin où l’on retrouve finalement la voix de l’artiste en question) ; et pourtant, c’est peut-être déjà trop. Je me demande si La Jalousie, quelles que soient ses grandes qualités cinématographiques, ne cherche pas à déléguer à cette bande (de surcroît confiée à une figure célèbre et indéniablement « vendeuse ») une part de ce qu’elle veut laisser entendre ; et ne perd pas, par là même, l’essentiel de cette part. Sans espérer le « mutisme musical », que je trouve d’ailleurs très caricatural, d’un Haneke, je m’attendais à des notes plus égarées, plus effacées peut-être. Pour finir, j’y ai trouvé une sorte de « voix » supplémentaire, qui ne m’a pas paru si utile que cela au déroulement de l’intrigue, ni à l’émergence des émotions.
Puisque émergence il y a bel et bien, c’est donc aux dialogues qu’on la doit. Simples, parfois à la limite de la banalité, ceux-ci ne recherchent pas l’éclat de la passion, seulement la pulsation tranquille ou plus agitée d’un quotidien où la souffrance laisse entendre son gémissement. J’ai parfois regretté qu’ils se refusent à ce point à toute sentence, à toute pensée supérieurement formulée : mais le parti-pris de Garrel est peut-être le bon. Pour les prononcer, des visages que la caméra ne cerne pas de près, mais englobe invariablement dans des plans larges : au plus loin de l’être, pour mieux s’en rapprocher ? Ambition honorable, si tel est le cas. Le jeu des acteurs, minimaliste, chétif comme le sont les personnages incarnés (dépouillés plutôt), va dans la même direction. De même, la caméra, discrète au possible tout en restant souple et experte. Semblable convergence des moyens mis en œuvre ne peut qu’aboutir à la musique, la petite musique que le titre lui-même nous fait espérer ; mais quelle est-elle ?
Deux mots me viennent immédiatement à l’esprit : cruauté et confidence. Ce qui remonte à la surface de La Jalousie est aussi simple que tous les matériaux employés tout au long du film. D’une part, la cruauté de ceux qui s’aiment ou cessent de s’aimer, et la douleur qu’elle engendre (rôles aisément inversés, comme le montre très bien la structure en deux parties, conforme à la citation de Balzac : « En amour, il y en a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie ») ; d’autre part, la confidence pénible, parfois impossible de l’un ou l’autre des deux conjoints. Dans La Jalousie, la cruauté est perpétuellement en train de sourdre, et finit par éclater ; mais la confidence n’advient jamais vraiment (du moins est-ce ainsi que je l’ai compris) : ni la personne aimée, ni le père, ni même un enfant qui offre son écoute (la fille de Louis l’invite en vain à lui parler), ne peuvent entendre celui qui souffre, encore moins prétendre pouvoir l’apaiser. D'où l'entrée inéluctable, par la dernière image, dans la nuit.